Lu sur Notre corrigé du bac de philo : « La technique ne nous sauvera pas »
Parmi les sujets de l’épreuve de philosophie du bac : « Notre avenir dépend-il de la technique ? » Si elle peut déterminer notre futur, il est illusoire de penser qu’elle résoudra nos problèmes sociaux, écrit notre journaliste.
« Notre avenir dépend-il de la technique ? » se sont demandé les bacheliers de filière générale qui planchaient sur le sujet de philosophie, le 16 juin. Alors qu’Israël vient d’attaquer les capacités de production d’armes nucléaires de l’Iran, on pourrait se rappeler l’éditorial du philosophe Albert Camus dans Combat, quand la toute première d’entre elles venait d’être larguée à Hiroshima en 1945 :
« On nous apprend [...] au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football [...] Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif et l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. »
Camus était alors l’un des premiers à se saisir d’un thème qui hantera une foule d’autres penseurs, de l’autoproclamé « semeur de panique » Günther Anders à l’avocat d’un « catastrophisme éclairé » Jean-Pierre Dupuy, qui considèrent une manière très concrète par laquelle la technique peut déterminer l’avenir : en l’annihilant d’un éclat nucléaire.
Pour Anders, en entrant dans l’ère nucléaire, l’humanité découvre une situation nouvelle, où elle maîtrise une technique capable de détruire toute forme de vie quasi instantanément, une technique si bouleversante que nous ne sommes pas capables de la penser, et donc de la contrôler.
Des alertes d’Anders sur la bombe aux alarmes des scientifiques sur la destruction du climat, il n’y a qu’un pas. En suivant ces philosophes, on pourrait donc assurer : oui, la technique détermine le futur, pour le meilleur (on y croit de moins en moins) comme pour le pire (on le redoute de plus en plus).
À l’origine de nos maux
D’autres pourraient objecter que la technique n’a pas d’existence indépendante de l’humanité, et qu’il est donc illusoire de penser que les nouvelles technologies sauront résoudre nos problèmes sociaux (comme le proposent les technosolutionnistes) ou qu’elles sont, au contraire, à l’origine de tous nos maux.
Pour le philosophe Jacques Ellul, auteur de La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), la technique n’est pas « neutre » : il est faux de dire qu’un « bon » usage de ces techniques garantit un avenir radieux, et qu’un « mauvais » usage nous conduit à la catastrophe. Les objets techniques orientent l’utilisation que l’on peut en faire : la sociologue Jenny L. Davis parle de leurs « affordances » pour décrire ce phénomène.
« L’avenir de la technique, lui, dépend de nos structures politiques — et donc de nous »
Si un couteau peut servir à poignarder quelqu’un ou à couper une pomme, une mitraillette est bien moins commode pour se nourrir : elle oriente nos usages vers des dispositions militaires. Il en va de même pour les algorithmes des réseaux sociaux, qui nous poussent vers le doomscrolling [passer du temps excessif sur les réseaux sociaux]. C’est pour cela qu’on ne peut acheter d’armes librement en France, et qu’on évoque régulièrement l’idée d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans. De ce point de vue, l’avenir dépend moins de la technique que de l’organisation sociale dont on se dote pour la contrôler.
Et voici la clé du débat : il ne s’agit pas de penser que « la technique » est une puissance supérieure, quasi divine, qui oriente le destin de nos sociétés. Comme l’analyse Jacques Ellul, à la fois anarchiste et chrétien : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique. » Il faudrait alors plutôt suivre l’historien des techniques François Jarrige, qui rappelle que « l’opposition au changement technique ne consiste pas dans un refus de la technique, elle vise à s’opposer à l’ordre social et politique que celle-ci véhicule ; plus qu’un refus du changement, elle est une proposition pour une trajectoire alternative ».
Notre avenir dépend de la technique, oui : mais l’avenir de la technique, lui, dépend de nos structures politiques — et donc de nous.
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Techno-luttes — Enquête sur ceux qui résistent à la technologie, de Fabien Benoît et Nicolas Celnik, aux éditions Seuil/Reporterre, septembre 2022, 240 p., 12 euros. |