Lu sur Anicet Le Pors
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Les enjeux de l’éthique dans la fonction publique territoriale du XXIème siècle
Transcription de l’entretien de Monsieur Anicet le Pors, ancien Ministre de la fonction publique, Conseiller d’Etat honoraire, réalisé par Mathilde Icard, présidente de l’Association des DRH des grandes collectivités territoriales- Extraits
".../... Mathilde Icard : Nous voyons donc cette notion (la responsabilité du fonctionnaire) telle que définie sérieusement est intimement liée aux principes que vous avez cités. Nous pouvons donc dire peut-être que c’est une continuité ou une prolongation du statut ? Ou alors cela fait écho aussi à ce que vous disiez sur le mot valise, d’autres définitions qui sont moins sérieuses et qui, progressivement, peuvent se substituer aussi au statut ?
Anicet Le Pors : Je ne pense pas. La responsabilité est consubstantielle au statut. Le statut, à mon avis, se suffit. Nous n’avons pas voulu un statut bavard qui prévoit tout. Le statut est un instrument qui va à l’essentiel, qui fixe le cadre de l’exercice des fonctions des fonctionnaires. C’est-à-dire que dans le cadre de ces règles qui ne disent pas tout, le fonctionnaire est libre et libre de se poser les questions de fond et de forme qui caractérisent sa fonction. C’est dans un souci de liberté qu’il faut se retenir de trop développer par la loi et par le décret par voie de conséquence. Je tiens beaucoup à cette idée de liberté qui va de pair avec la mobilité dont nous avons fait dans le statut une garantie fondamentale. Et pour me faire comprendre si vous voulez, je prendrai des exemples qui me semblent tout à fait significatifs. Est-ce que le statut a besoin d’être prolongé par des recommandations de déontologie – parce que vous le savez la déontologie, en principe, n’est pas normative ? Ce sont surtout des recommandations. Mais je pose la question : est-ce que Jean Moulin, préfet, et René Cassin, conseiller d’État, auraient trouvé dans un code de déontologie la réponse aux questions qu’ils se posaient pendant la deuxième guerre mondiale ? Non ! Ils ont pris leurs responsabilités et c’est dans leur qualité de citoyen qu’ils ont trouvé les réponses qu’ils ont estimées justes, conformes à leur conscience, en même temps que l’idée qu’ils se faisaient de l’intérêt général. Je crois que sont des exemples qui, pour se situer au niveau plus élevé de la décision, portent enseignement pour toutes les actions des fonctionnaires, hommes et femmes, qui servent le service public. Le statut ne dit pas tout mais il dit l’essentiel. Et le reste c’est surtout aux fonctionnaires d’apporter des réponses qui leur semblent les mieux fondées sur ces principes les plus conformes à leur liberté de citoyen. Voilà comment je vois les choses. Je pourrais faire un raisonnement d’ailleurs assez voisin concernant les contractuels. Il y a eu depuis 20 ans toute une série de démarches tendant à faire du contrat de droit privé négocié de gré à gré une sorte de source autonome du droit de la fonction publique. On oublie que le contrat, d’après ce qui est dit dans le Code civil qui le définit, c’est la loi des parties. Le Code civil ne dit pas ça, il le dit en substance et c’est comme cela que c’est compris. Or, qui fait la loi dans notre pays ? Ce ne sont pas les contrats. La loi est l’expression de la volonté générale et elle est votée par le Parlement. Il ne peut pas y avoir de concurrence de deux catégories de lois qui se concurrencent et s’affrontent. Moi je crois qu’il faut soutenir que c’est le statut législatif qui fonde les règles essentielles, ça ne peut pas être le contrat. Le contrat enferme. Il enferme les deux parties qui rarement sont égales dans un choix qui est prédéterminé par leur seule relation bilatérale. Or, le statut donne infiniment plus de liberté que ce contrat qui circonscrit le champ de la mission, du projet mais ne se réfère plus, se décroche de l’intérêt général. Et c’est pourquoi je pense que aussi bien la déontologie, que je ne critique pas dans son principe – dans la mesure où elle n’est pas normative – pourquoi pas ! Mais je pense qu’elle ne se substitue en rien à la loi et aux règles posées par le statut. De même, le contrat me semble d’une autre nature que le cadre proposé par le statut pour l’exercice des fonctions publiques.
Mathilde Icard : Merci, je reprends vos propos : l’éthique est consubstantielle au statut. Voyez-vous toutefois des risques ou des dérives pour le service public avec ce lien intime entre statut et éthique ?
Anicet Le Pors : Vous savez qu’une réforme est intervenue en 2019. Une réforme dite de Transformation de la Fonction Publique. Je vous dis tout de suite que je n’ai pas approuvé cette évolution, mais prenons la pour base permettant la réponse à votre question. C’est une orientation qui favorise le contrat dont je viens de dire ce que j’en pensais, la déontologie. La multiplication à l’infini des normes facilite-t-elle l’exercice du fonctionnaire citoyen ? Cette loi dont je parle a supposé l’existence, pour son application, de 60 décrets en Conseil d’État. C’est énorme et l’essentiel des prescriptions vont se trouver dans ces décrets. Ces décrets, bien entendu, ne sont pas soumis au Parlement. Il y a donc une question de légitimité qui se pose dans cette manière de gérer la fonction publique. De la même manière, cette incantation au dialogue social dans une période où tout le monde s’accorde à dire que les corps intermédiaires ne sont pas suffisamment respectés, à commencer par les élus et les élus locaux en particulier. Est-ce que cela facilite les choses ? Je ne le crois pas. Je pense que à tout mélanger, si vous voulez, ce qui relève de la déontologie, du contrat, du statut, on n’y comprend plus grand chose. Il y a d’ailleurs à ce sujet, puisque les milieux privés et publics s’interpénètrent, une confusion qui s’instaure sur les finalités qui ne sont plus tout à fait de l’ordre de l’intérêt général. Comme il y a une confusion sur les finalités, il y a un gros risque de conflits d’intérêts, de clientélisme, voire à la limite de corruption. Et puis il y a aussi par cette intrusion du privé, une sorte de captation de l’action publique par des éléments qui n’ont pas grand-chose à y voir. Certains auteurs ont souligné que notre période, qui connaissait déjà depuis longtemps ce qu’on appelait le pantouflage c’est-à-dire la possibilité pour des fonctionnaires, essentiellement des hauts fonctionnaires, d’aller travailler pendant un temps dans le privé était une trahison de la fonction publique. Mais aujourd’hui on assiste à un autre phénomène. C’est un retour des gens qui ont pantouflé vers l’État et vers les collectivités publiques avec un carnet d’adresses inévitablement acquis au cours de cet exode dans le privé mais qui accroît la confusion sur les objectifs de l’action publique. Et c’est pourquoi je parle de captation de l’action publique, il y a des exemples éminents au sommet de l’Etat sur cette démarche de rétro pantouflage, comme on a pu l’appeler. Cette manière de concevoir la gestion est quelque chose qui me choque. Et enfin, après tout, ça peut me choquer sans que ce soit une mauvaise chose ! Mais quand même, je ne peux pas manquer de me poser la question de savoir. On a beaucoup parlé de nouveau management public. Est-ce que c’est ça le nouveau management public ? Ses adeptes ont-ils fait leurs preuves au cours de la crise sanitaire s’agissant des masques ? s’agissant des tests ? s’agissant des vaccinations ? Je laisse la réponse ouverte. Vous imaginez la mienne. Non, la démonstration n’a pas été faite et pour moi, elle a caractérisé ce que j’appellerais un fiasco du new public management, comme on dit. En revanche, qu’est-ce qu’on a pu constater dans cette période ? On a pu constater que c’étaient les collectifs de base qui méritaient notre admiration pour leur esprit de solidarité, pour leur efficacité et par là, pour leur manière de servir l’intérêt général. Et donc, je pense que de cette période difficile que nous vivons, il y a des enseignements à tirer, mais pas seulement pour nourrir des discours, mais pour passer à des méthodes de gestion qui soient véritablement des méthodes à la fois efficaces, démocratiques et favorables, à l’initiative des fonctionnaires, hommes et femmes, à tous les niveaux.
Mathilde Icard : C’est une réflexion que nous poursuivons au sein de l’Association des DRH. Comment progressivement construire un modèle basé sur ces principes du service public ? ces principes qui dépassent ce sur quoi d’ailleurs, on a été parfois formés, le cadre du secteur privé ; parce que nous pensons que la performance du service public se mesure aussi autrement. Vous avez parlé des hauts fonctionnaires qui représentent des acteurs importants du service public. Il y a eu de nombreuses réflexions ces dernières années, voire ces derniers mois, sur la carrière des hauts fonctionnaires. Quelle gestion éthique des hauts fonctionnaires, Monsieur le Ministre ?
Anicet Le Pors : Écoutez, en dehors de tout esprit partisan, je crois qu’il faut partir de la conception que l’on a de la réalité et cette réalité je la décline en trois réalités.
D’abord la réalité du travail collectif. La fonction publique, c’est une réalité collective. Et donc le problème n’est pas de mettre au tableau d’honneur tel ou tel manageur qui aurait bien réussi. Le problème n’est pas là, mais pas seulement là disons pour ne choquer personne. La consécration personnelle de la performance individuelle, c’est le souci de l’efficacité sociale qui est pluri dimensionnelle, qui nécessite une appréciation beaucoup plus difficile que les résultats que l’on observe dans le privé où le retour sur investissement, le taux de rentabilité interne sont les réponses d’une bonne gestion. Dans l’administration ce n’est pas cela. Ce sont les travailleurs collectifs nourrissant des fonctions publiques qui sont les instruments de l’efficacité. Et donc il faut avoir ça en tête. Refuser une hyper individualisation de la performance dans la fonction publique même si on sait bien distinguer un bon fonctionnaire d’un fonctionnaire moyen, voire d’un fonctionnaire qui n’est pas à la hauteur de sa tâche. C’est le collectif qui, à mon avis, l’emporte.
La deuxième réalité de la fonction publique, c’est une réalité structurelle. La fonction publique ce n’est pas la passation d’un simple marché, c’est des grandes administrations, c’est les grands principes que nous avons évoqués, c’est par exemple l’instauration de grilles indiciaires qui classent les gens par qualification et qui sont destinées à être pérennes et à classer les gens. C’est le lieu aussi où on se pose avec les moyens qui permettent de le résoudre, celui de l’égalité des hommes et des femmes dans la fonction publique qui est loin d’être réalisée au stade où nous en sommes. C’est aussi le champ où on peut le mieux avec la dimension extrême mettre en œuvre les nouvelles technologies, notamment l’administration numérique. C’est l’administration qui est au premier rang de l’application de ces nouvelles technologies. C’est aussi au niveau de l’administration qu’on peut le mieux si vous voulez faire des comparaisons avec les administrations étrangères, c’est à dire à nourrir notre conception de la fonction publique française d’autres exemples, car il ne faut pas être fermé à des systèmes qui ne sont pas les nôtres, mais qui peuvent néanmoins nous apporter des idées intéressantes. C’est une réalité structurelle. C’est dans ce cadre qu’il faut se poser le problème, effectivement, de ce que doit devenir l’ENA, entre autres, ou l’INET pour la fonction publique territoriale.
La troisième réalité, c’est d’une réalité de long terme. La fonction publique ne se conçoit que dans le cadre d’une gestion prévisionnelle qui ne se situe pas dans le cadre de l’annualité budgétaire dont on a fait un principe. C’était un drame de voir la fonction publique, ce n’est plus le cas aujourd’hui, siéger à Bercy. Ça voulait dire que c’était la direction du budget qui, de fait, dirigeait la fonction publique, ça ce n’est pas possible. Il faut que l’on sache aujourd’hui de combien de secrétaires de mairie on aura besoin de tel ou tel niveau. De combien de professeurs des écoles on aura besoin dans 10 ans, 15 ans, 20 ans ? On peut se tromper dans ses prévisions mais la prévision est un acte rationnel et en même temps éthique, dans la mesure où il se réfère au service public et à l’intérêt général. Donc le long terme est quelque chose d’absolument essentiel et ce n’est pas l’annualité budgétaire, ni la gestion privée qui peuvent rendre compte des préoccupations d’intérêt général qu’on peut situer à cette échéance. Donc je crois qu’il faut partir de cela. Ensuite, spécifier le rôle dans la gestion avec le souci de l’éthique des hauts fonctionnaires, qu’ils soient nationaux, territoriaux ou bien qu’ils exercent dans des établissements hospitaliers ou de recherche, à mon avis il n’est pas utile de différencier. La responsabilité est indexée au niveau des tâches qui sont dévolues à un fonctionnaire et tout fonctionnaire, quel que soit son niveau, doit à mon avis se sentir responsable, comme le dit le statut d’ailleurs de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Alors évidemment, on peut dire qu’il y a une spécification nécessaire pour les hauts fonctionnaires, ne serait-ce qu’en raison du statut lui-même. J’évoquais tout à l’heure l’article 28 et sa dernière proposition. Le fonctionnaire, le haut fonctionnaire notamment, n’est pas relevé de sa responsabilité par la responsabilité des gens qui lui sont subordonnés. Il doit les assumer lorsque c’est également nécessaire. Donc je crois que oui : ça n’est pas le même type de responsabilité concernant les hauts fonctionnaires et les fonctionnaires, comme on dit c’est le mot général est utilisé mais qui n’est pas péjoratif dans ma bouche évidemment, des fonctionnaires d’exécution. Non, tous sont responsables au niveau où ils se situent. Et les fonctionnaires qui sont en haut un peu plus que les autres puisqu’ils doivent assumer, le cas échéant, les responsabilités de leurs subordonnés. Mais je voudrais terminer, puis conclure malgré tout par une réponse qui les concerne. Moi, j’ai connu beaucoup de fonctionnaires et de hauts fonctionnaires et je dois dire que la tendance, et une tendance qui a été nourrie notamment par l’enseignement des hautes écoles de la formation des fonctionnaires vers la dernière période, les a conduits davantage, soit à singer en quelque sorte la gestion privée, le néo libéralisme ambiant dans lequel nous nous trouvons, le nouveau management public pour ressembler à des capitaines d’industrie. Cela me semble une perversion et un peu une indignité au regard de l’intérêt général qu’ils sont censés servir. Je crois effectivement que le fonctionnaire ne doit pas être quelqu’un de conforme. Il ne doit pas se loger dans une carrière confortable qui lui donne satisfaction au regard de ses relations. Les fonctionnaires que j’admire, ce sont des fonctionnaires qui auront du caractère, des hommes et des femmes qui savent ce qu’ils sont en tant que citoyens. Et c’est pourquoi, dans la situation de crise ou nous nous trouvons parce que j’ai connu des fonctionnaires qui répondaient à cette définition courageuse. Je fais pour ma part appel aux esprits vigiles qui nous aideront à défendre la conception française de la fonction publique et de son statut, tel que j’ai essayé d’illustrer précédemment..../..."