Lu sur Rumeurs et complots : comment redonner toute leur place aux sciences ? - L'Humanité
Face à l’obscurantisme ambiant, il est urgent pour le camp de la raison et du progrès de reprendre la main en promouvant les connaissances scientifiques et en développant leur diffusion.
le 13 février 2025

À l’heure des rumeurs virales diffusées sur les réseaux sociaux ou par certains médias sans débat public, ni validation par une véritable expertise, les idéologies les plus rétrogrades, les thèses complotistes et l’ignorance parviennent souvent à s’imposer.
L’éducation scientifique, la culture du doute, le développement de l’esprit critique et l’échange argumenté sont des moyens indispensables pour échapper à la grande confusion des idées. Il y a urgence, car dans « le clair-obscur surgissent les monstres », mettait en garde Gramsci.
Dans les débats publics actuels, quelle place est donnée au point de vue scientifique ? N’est-il pas mis de côté au profit des discours idéologiques ou des rumeurs, notamment sur les réseaux sociaux ?

Henri Broch
Professeur de biophysique théorique à l’université de Nice Sophia-Antipolis et directeur du laboratoire de zététique
Une place bien petite sinon nulle. Et cela n’est pas spécifiquement actuel. J’ai le souvenir d’avoir alerté sur cet état de fait et prôné une formation à l’esprit critique dans tout le système éducatif il y a plus de quarante ans car la perte de cet esprit mettait « une épée de Damoclès sur l’éducation, la science et la culture ».
Les discours idéologiques et les rumeurs ne sont pas des maladies nouvelles non plus. Ils étaient déjà présents, mais de manière moins marquée, et ont connu ces dernières années un énorme développement sur le Web via l’hébergeur YouTube. Et l’anonymat sur les réseaux sociaux est, à mon avis, la plaie principale ayant favorisé une telle infection.

Jean-Jacques Ingremeau
Docteur en physique nucléaire et administrateur de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS)
Dans les débats, où l’on cherche par définition à convaincre l’autre, la rhétorique et les biais cognitifs humains donnent un avantage certain aux émotions, aux idées choc et à la polarisation des échanges. Et lorsque les intervenants, et le public, ignorent les éléments techniques fondamentaux des sujets en question, il en sort rarement quelque chose de rationnel.
C’est par exemple le cas de certaines campagnes médiatiques récentes autour de l’impact sur la santé de résidus de pesticides bien en dessous des normes sanitaires ou de traces de radioactivité négligeables par rapport à la radioactivité naturelle. Nous alertons régulièrement sur notre site afis.org. Mais la clef est peut-être, justement, non pas de débattre mais de discuter en sachant s’écouter, et de s’informer.
Les rapports d’expertise épais et documentés des agences sanitaires sont de moins bons orateurs, mais ils donnent les éléments scientifiques nécessaires pour comprendre le sujet avant d’avoir un vrai débat. Et c’est justement notre objectif à l’Afis : informer le grand public avec notre revue, nos vidéos, etc. pour que chacun puisse disposer de ces éléments, puis se forger sa propre opinion.

Bernadette Bensaude-Vincent
Philosophe et historienne des sciences
Le contrat tacite qui unit science et démocratie repose sur le postulat d’une cloison étanche entre science et politique, entre conseil et décision. Or, en pratique, il engage toute une série de médiations – agences de recherche, agences d’expertise, conseillers, ingénieurs, médecins légistes, etc. – qui rendent la cloison poreuse et purement théorique. Les agences d’expertise ont été créées pour servir le bien commun, plutôt que des intérêts particuliers en garantissant l’indépendance des mesures réglementaires à l’égard des pressions économiques ou politiques.
Les experts sont vus comme des porte-paroles de la nature, évoluant dans une sphère supposée neutre, au-dessus des partis. Pourtant leurs résultats sont le produit de programmes de recherche répondant à des objectifs politiques ou économiques qui éclairent certes, mais aussi laissent dans l’ombre une foule de recherches en friche.
De plus, les « vérités scientifiques » ont souvent été brandies pour servir des politiques de race ou de classe – eugénisme, discrimination des rôles féminin/masculin – ou pour défendre des intérêts industriels ou nationaux. La neutralité de la science à l’égard des enjeux politiques est un mythe.
La science a-t-elle un rôle à jouer dans la lutte contre la désinformation ?
Henri Broch Non, pour ce qui est de la science en tant que telle. La science est (devrait être) au service de la société et un rôle dans la « lutte contre la désinformation » ne lui est pas attribué par essence. Le cas des personnes (les scientifiques) qui la pratiquent est différent, car faire rayonner cette démarche, la « lutte pour la raison », est un quasi-corollaire de leur fonction.
La science, processus de création de connaissances, a un rôle d’information et non de décision. Et information et désinformation, passant souvent par des canaux différents, ont donc peu de possibilités d’interactions directes. Peut-être faut-il régler d’abord les trous dans l’information scientifique de base.
Cinq siècles après Copernic, 26 % des Européens pensent que le soleil tourne autour de la Terre (Eurobaromètre décembre 2001). En France, les croyances dans les pseudo-sciences et médecines parallèles sont fortes comme l’a montré l’étude « Les Français et la science 2021 ». En 2023, une enquête Ifop a montré le désastre culturel ambiant : 13 % des 18-24 ans croient aux « pouvoirs des marabouts », 19 % que « les pyramides égyptiennes ont été bâties par des extraterrestres » et 49 % que « l’astrologie est une science ».
Jean-Jacques Ingremeau La science est la meilleure de toutes les boîtes à outils. Elle donnera de puissants leviers pour promouvoir les fausses informations, comme des algorithmes de recommandation basés sur la popularité des contenus, mais elle armera également ceux qui luttent contre (esprit critique, capacités de détection de faux contenus, expertises collectives).
À l’échelle individuelle, il est aussi intéressant de remarquer que les exigences de la méthode scientifique (remonter à la source de l’information, s’affranchir du hasard et des coïncidences en regardant sur plusieurs expériences, vérifier la cohérence de l’ensemble des données) sont d’excellents réflexes pour se protéger de la désinformation. Cette méthode s’est construite pour s’affranchir de nos propres erreurs. Elle fonctionne également pour ne pas reproduire les erreurs des autres.
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Bernadette Bensaude-Vincent Certes les scientifiques sont bien placés pour lancer des alertes face à la désinformation ou aux rumeurs mensongères. Ils sont d’ailleurs montés au créneau pendant l’affaire Dreyfus pour dénoncer un mensonge d’État. Mais Émile Zola aussi ! Je veux dire que c’est le rôle de tout le monde de défendre la vérité, c’est le droit et le devoir de tout citoyen.
Des journalistes en particulier. Pour lutter contre la désinformation, il me paraît prioritaire de lutter contre l’appropriation des médias qui font l’opinion par quelques grands groupes de presse qui dépendent d’intérêts industriels, financiers ou de l’État. Que les grandes fortunes s’emparent des entreprises de presse, que des multinationales détiennent tous les réseaux sociaux et financent les recherches, voilà les sources de la désinformation.
Science et démocratie sont-elles liées ?
Bernadette Bensaude-Vincent Oui, science et démocratie sont liées par une sorte de contrat tacite. Si l’on pose que la démocratie a pour but le bien commun et pour principe une recherche collective de solutions aux problèmes communs, alors il importe de parvenir à un consensus ou du moins à dégager une majorité.
D’où le recours aux données scientifiques et à des experts chargés de « dire le vrai au pouvoir » pour fonder les décisions politiques sur un roc solide, susceptible de faire taire les controverses. En retour, le pouvoir doit encourager et financer la culture des sciences. Un tel régime ne peut fonctionner que si toutes les parties prenantes ont confiance en la raison scientifique.
Henri Broch Elles sont liées à la condition de prendre comme acception du vocable science non pas les personnes qui font la science ou leurs productions mais la méthode rigoureuse, zététique, qui est la sienne. Et elles sont plus que liées, elles sont co-obligées, solidaires, car aucune démocratie du pouvoir n’est possible sans démocratie du savoir. Une formation des citoyens à l’esprit critique est une nécessité car attitude scientifique et comportement (non pas citoyen mais plus précisément civique) nécessitent le même terreau mental-moral pour leur développement.
Une société véritablement démocratique présuppose des citoyens aptes à la réflexion, dotés d’esprit critique. Informer le public seulement de faits bruts ou « répandre » un ensemble de connaissances ne suffit pas si l’on désire le développement chez l’individu d’une démarche critique, c’est-à-dire l’intégration d’un processus dynamique de recherche d’informations.
Jean-Jacques Ingremeau À l’Afis, nous séparons bien la science, qui est la meilleure méthode pour décrire le monde et comment le transformer, de la politique, dont le rôle est de savoir dans quelle direction la société veut aller. La science elle-même ne dicte rien.
Elle nous dit comment faire pour construire un avion, mais c’est à nous de savoir si nous voulons utiliser cette connaissance pour en faire des bombardiers ou de l’aide humanitaire. La démocratie, c’est le peuple souverain. Mais pour exercer sa souveraineté, le peuple et ses représentants doivent disposer de la meilleure connaissance possible. La culture scientifique et l’information scientifique sont ainsi des ingrédients indispensables à la démocratie.
Comment acquérir ou reconquérir l’esprit critique ? Et redonner toute leur place aux sciences dans nos sociétés ?
Jean-Jacques Ingremeau L’éducation est évidemment un des meilleurs leviers pour stimuler et développer l’esprit critique des nouvelles générations. Il faut y enseigner les sciences mais également la méthode scientifique (comment se construit la science). J’ai terminé mon école d’ingénieur en maîtrisant bien mes cours de physique, mais sans avoir pratiquement jamais entendu parler du fonctionnement de la recherche, ni des biais cognitifs que la méthode scientifique permet d’éviter. C’est pourtant fondamental !
C’est en connaissant les erreurs de raisonnement et les pièges de la pensée que l’on apprend à les éviter, et pas juste en apprenant la bonne réponse. Au niveau de la société, il faudrait peut-être plus de science dans la politique, et moins de politique dans la science. Plus de science dans la politique passe par une meilleure culture scientifique de nos élus, et par une prise en compte systématique de l’expertise scientifique.
L’Afis propose ainsi que toutes les propositions de loi rendent explicites les expertises scientifiques qui ont servi de base de réflexion. Les citoyens ont le droit de savoir si les décisions prises qui les concernent s’appuient sur des connaissances rigoureuses et validées ou sur la dernière campagne de communication d’une association militante.
Bernadette Bensaude-Vincent La question me paraît biaisée parce qu’elle laisse entendre que les scientifiques auraient le monopole de l’esprit critique. Certes, il faut de l’esprit critique pour établir et valider des résultats scientifiques, mais il en va de même dans d’autres secteurs, le juridique par exemple.
Non seulement chacun et chacune doit être en mesure de faire preuve d’esprit critique dans la vie courante, dans la conduite des affaires, mais faire du doute l’apanage de « la méthode scientifique » peut avoir un effet pervers. On l’a vu quand des firmes industrielles financent des chercheurs pour entretenir le doute sur les avis d’experts concernant les risques liés au tabagisme ou à la pollution chimique.
Ces « marchands de doute » ont déstabilisé les communautés scientifiques et sapé la confiance des citoyens et citoyennes dans la science. Cela montre en tout cas que les communautés scientifiques sont vulnérables et que l’organisation actuelle de la recherche favorisant les alliances entre privé et public amplifie cette vulnérabilité.
Henri Broch Pour les actions à entreprendre, je me permets de renvoyer à mon ouvrage 50 ans de Zététique (éditions BoD, 2023) coécrit avec Richard Monvoisin. Et je signale trois pistes. D’abord, l’acquisition relève du système éducatif et devrait commencer le plus tôt possible.
Mais les difficultés sont de tous ordres. Concernant les étudiants, j’ai créé l’enseignement de zététique à la faculté des sciences de Nice au début des années 1980, les phénomènes « paranormaux » servant de support à une mise en forme de l’approche nécessaire pour qu’une hypothèse ou un résultat acquière le qualificatif « scientifique ». Et alors que complotismes et radicalisations se développent, les autorités de l’université Côte d’Azur, par méconnaissance ou estimant l’esprit critique inutile dans une formation intellectuelle, ont décidé à la rentrée 2019 de… supprimer l’enseignement de la zététique dans l’université qui l’a vu naître !
Heureusement, cet enseignement avait déjà essaimé dans divers établissements en France et à l’étranger. Deuxième piste : faire connaître les maisons d’édition diffusant la culture scientifique, comme Book-e-Book créée en 2002 et entièrement consacrée à la démarche zététique, est un réel support pour l’acquisition d’un esprit critique en mettant à la disposition du public des informations difficiles à trouver ailleurs. Enfin, rien ne vaut l’expérience concrète, la confrontation des idées lors de conférences, démonstrations et débats publics.
Comme les Rencontres de l’esprit critique (REC) créées en 2022 par Willy Lafran, qui sont un excellent exemple de ce qu’il faut faire et développer partout afin que le public le plus large possible puisse prendre en main les outils de l’art du doute.