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Annie Ernaux : « À 18 ans, j’avais une confiance intrépide dans l’avenir »

Depuis les Armoires vides, son premier roman paru en 1974, et la Place, qui signe, en 1983, son abandon de la fiction, Annie Ernaux creuse l’écriture de soi, au plus près de la réalité et de l’histoire collective. Mémoire de fille (1), son nouveau livre, est un récit d’apprentissage qui revient sur les années 1958-1959, décisives dans sa vie de femme et d’écrivain.

Publié le
Vendredi 8 Avril 2016
Photo : Catherine Hélie/Gallimard 2016
 

Dans le Vrai Lieu, votre livre d’entretiens avec Michelle Porte, vous avez dit : « Il y a plein de secrets dans une vie, l’écriture tourne autour, on y entre, ou jamais. » Pourquoi avez-vous eu du mal à écrire sur le secret dont vous parlez dans Mémoire de fille, votre première expérience sexuelle alors que vous étiez monitrice de colonie de vacances ?

annie ernaux C’est un secret fondamental, que j’ai tu depuis que les faits ont eu lieu, à l’été 58. Il m’est arrivé de dire ce qui s’était passé ensuite, que j’avais été boulimique, que je n’avais pas eu de règles pendant deux ans. Mais les faits sont restés secrets pendant plus de cinquante ans. Ils sont d’une simplicité biblique au sens propre : un « rapport » sexuel, le premier, ou en tout cas vécu de cette façon. Le livre transcrit pas à pas cette expérience et tout le contexte autour, comment, à cette époque, la conduite des filles était sujette à surveillance, observée, cataloguée, de même que leur corps. Les femmes sont l’objet de désirs et d’évaluations : cela persiste absolument aujourd’hui. J’observe aussi comment moi, fille de 18 ans, je n’accepte pas l’attitude des autres mais n’en souffre pas. Au contraire, cette fille est indifférente aux remarques, aux critiques, aux injures. Pourquoi ? Ma recherche consiste à comprendre ce désir d’être avec les autres, incorporée au groupe. C’est une affaire d’adolescence. La « fille de 58 » n’est jamais sortie de son trou, elle ne connaît le monde que par les livres, elle a une candeur, une méconnaissance des codes qui régissent les relations entre filles et garçons.

Vous dites de cette fille, vous, qu’elle collabore avec cet homme, qu’elle se soumet à « une loi universelle »…

annie ernaux Elle lui donne le plaisir qu’il réclame, et je crois que cela n’a pas beaucoup changé. Je me souviens de réflexions de séducteurs patentés disant que les filles d’aujourd’hui devançaient leurs désirs. C’est inquiétant, aucun progrès n’a été fait. Mais changer les rapports des sexes est encore plus difficile que changer les rapports sociaux, parce que cela traverse toutes les classes. J’ai ressenti un amour fou vis-à-vis de cet homme qui a exercé son pouvoir de manière violente, avec mon consentement. J’explore une honte de fille, différente de la honte sociale dont je parle dans la Honte, même si les deux se sont cumulées. Ici, il s’agit de la honte d’avoir été amoureuse. Je m’étais construit un roman, on voit à quel point l’imaginaire peut gouverner.

Ce livre vous a-t-il emmenée vers une autre expérience d’écriture ?

annie ernaux Tout livre est une aventure d’écriture, mais celui-là met tout en jeu : la mémoire, la manière d’évaluer les actes du point de vue de cette époque, ce qu’elle avait dans la tête, comment écrire maintenant son désir, donner le sentiment de la réalité, replonger dans le gouffre de faits qui remontent à plus de cinquante ans. Je ne bouche pas les trous de la mémoire, je fais avec ce que j’ai, ce qui reste et n’a pas bougé. Entre les scènes, il y a des creux et il faut le dire. L’écriture est un moyen de connaissance, d’élucidation qui dépasse même ce que l’on trouve. Aller dans ces zones était peut-être une façon de me rendre l’écriture intenable.

Qu’est-ce que « la douleur de la forme » dont vous parlez dans Mémoire de fille  ?

annie ernaux C’est chercher, et chercher encore. J’ai mis beaucoup de temps à dissocier le « elle » et le « je ». J’ai commencé assez vite par « il n’y a aucune photo d’elle » et je me suis arrêtée car c’était trop nouveau. Est-ce qu’elle est moi ? Elle est moi mais elle n’est pas moi. Je l’écris à un moment, c’est une fille dont j’ai la mémoire. Quand je fige cette fille sur le quai de la gare de S., où se situe la colonie, c’est une image mentale extrêmement forte, qui inclut la chaleur, le comportement de ma mère. C’est la dernière fois que je la verrai avant tout ce qui va m’arriver. Je ne sais pas pourquoi cette image s’est figée, est-ce à cause de la culpabilité ? Je ne sais pas. Ma mère se doutait de beaucoup de choses, elle me soupçonnait de tout, et elle avait raison ! On n’a jamais parlé de rien, elle ne m’a même pas dit que j’avais une sœur, morte avant ma naissance. On a bien fonctionné comme ça, dans le non-dit, en sachant bien ce que pensait l’autre. Elle a appris beaucoup de choses par mes livres, elle a lu les trois premiers. Elle a beaucoup aimé la Femme gelée.

Votre mère est-elle votre modèle en matière de féminisme ?

annie ernaux Oui, avec une part d’ombre. Pour elle, le sexe était le diable parce que l’homme pouvait m’empêcher d’être, d’avoir une profession. Nous étions entourés de filles qui tombaient enceintes et se mariaient. On ne peut pas imaginer aujourd’hui ce que représentait l’absence de contraception et d’IVG. Je suis encore sous le coup du témoignage d’une femme de 85 ans, directrice d’école normale, qui a fait une carrière magnifique, a lutté contre la guerre d’Algérie, qui raconte son troisième avortement. Et elle a eu quatre enfants ! Ma mère avait cette peur, mais dans la vie courante elle ne se laissait jamais marcher sur les pieds. Mon père était un homme très doux, qui n’avait aucun des défauts de l’hypervirilité.

1959 est aussi l’année où vous lisez le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir…

annie ernaux J’ai dévoré toute la partie historique assez facilement car j’étais familière du langage philosophique et de l’existentialisme. Beauvoir faisait l’historique mais elle ouvrait aussi l’avenir, elle donnait des clefs pour se projeter, avoir cette conscience de l’inégalité, il fallait tenter de résister et d’affirmer sa liberté.

Comment travaillez-vous le matériau de la mémoire ? Vous êtes-vous fiée uniquement à la vôtre, ou avez-vous consulté des archives ?

annie ernaux En 2010, mon amie Marie-Claude m’a rendu les lettres que nous avions échangées, comme si elle se doutait que j’allais m’en servir. J’ai donc lu ce que j’écrivais entre 16 et 22 ans : ce fut surprenant, troublant, comme si je lisais une autre. Mais j’ai aussi été frappée par certains propos assez proches de ce que je suis aujourd’hui, mes propos sur le mariage, la peur de vieillir. Ces lettres m’ont renseignée sur ma manière de m’exprimer, le jeu social avec cette fille d’ingénieur, mon désir de paraître aussi cultivée qu’elle. C’est une archive. Pour le reste, je me fonde sur ma propre mémoire : la fin de l’été 1958 a été marquée par une grande offensive du FLN sur le sol français, c’est aussi le retour du général de Gaulle, le référendum du 28 septembre. Des garçons de la colonie étaient membres du PCF et étaient pour le non, je pense qu’à l’époque j’étais plutôt favorable au oui.

Cette jeune fille que vous étiez à 18 ans n’était pas très politisée, est-ce venu plus tard ?

annie ernaux Oui, grâce à mon professeur de philosophie, Janine Bertier, une femme formidable qui avait emmené notre classe de vingt-cinq filles s’occuper d’une famille d’Algériens. Ils vivaient dans des baraquements à Rouen, la femme ne savait pas écrire, elle a perdu une petite fille de deux mois. En 1959, des enfants mouraient encore en bas âge. Nous les avons aidés pour des démarches et avons passé tout un samedi à nettoyer leur maison, nous étions heureuses d’être utiles. Notre professeur nous a fait comprendre que le mari versait sa cotisation au FLN. C’est là que j’ai changé, du jour au lendemain. J’ai compris qu’ils avaient raison de se révolter. Ma politisation est passée par le concret, l’influence de cette prof à la fois catholique et marxiste. C’était une ouverture du monde.

Les deux années au cœur de Mémoire de fille sont décisives car elles mènent à l’écriture…

annie ernaux C’est un récit d’apprentissage dans lequel tout est imbriqué, c’est pourquoi j’ai continué le récit au-delà de l’été 58. Quand je commence d’écrire, à l’été 1960, c’est l’aboutissement de deux années de glaciation. C’est une grande période de vide, propice à la réflexion. À ce moment-là, j’ai commencé à voir la maison de mes parents et le monde avec une certaine distance, à m’intéresser à des souvenirs d’enfance que je méprisais auparavant. J’ai lu énormément de littérature contemporaine, avec passion. Je me souviens de la Modification de Michel Butor, qui m’a beaucoup marquée, du Dîner en ville de Claude Mauriac, dont je parle dans les Années, un Nouveau Roman pur et dur. À la fac, après avoir quitté l’école normale d’institutrice, j’ai suivi un double cursus de philo et lettres et j’ai choisi les lettres, car j’étais meilleure. Après ces deux années, il y aura d’autres événements dans ma vie, dont l’avortement que j’ai raconté dans l’Événement, mais tout s’est joué là : mon désir d’écrire, d’être prof de lettres. C’est aussi un livre sur le compagnonnage, comment on s’évalue par rapport aux autres. On ne peut pas écrire sur soi sans parler des autres. C’est vraiment une histoire collective, le « singulier universel » de Sartre.

Vous revoyez-vous en train d’écrire pour la première fois ?

annie ernaux Oui, dans ce jardin en Angleterre, où j’étais jeune fille au pair. J’y suis retournée en pèlerinage, en 1989, à l’occasion d’un voyage d’écrivains. Je me souviens de la phrase : « des chevaux dansaient au bord de la mer ». Il me semble l’avoir reprise dans le roman que j’ai écrit deux ans plus tard, qui n’a jamais été publié et que je ne publierai pas de mon vivant. À l’époque, je n’avais aucun doute sur mon désir d’écrire et sa réalisation. Avant, j’étais la fille de l’épicière, mais le portrait que je fais de cette fille qui arrive à la colonie est peut-être plus juste que tout ce que j’ai écrit : l’orgueil, une confiance intrépide dans l’avenir. Au fond j’étais une drôle de fille, inadaptée. Je voulais écrire l’indicible, parler du sexe, mais d’une façon lointaine, poétique. J’avais une ambition littéraire pas piquée des hannetons ! Mes doutes sont venus plus tard : j’étais prof, j’avais deux enfants, je n’avais plus le temps d’écrire.

Le véritable tournant dans votre écriture est-il la mort de votre père, en 1967 ?

annie ernaux C’est une énorme prise de conscience sociale. Je vois avant une sorte de préparation intérieure avec la lecture d’Élise ou la vraie vie, de Claire Etcherelli, et des Choses, de Georges Perec, qui m’ont beaucoup marquée. Quand mon père est mort, j’ai ressenti très fortement un sentiment de trahison. J’ai exploré la déchirure avec les Armoires vides, puis j’ai voulu parler. J’ai travaillé pendant dix ans sur la Place, le livre sur mon père, sorti en 1984. Je voulais creuser l’injustice que j’avais vécue par mes origines. Le roman n’était plus possible et toute mon écriture a été bouleversée, j’ai abandonné la fiction. Il fallait trouver une forme, car l’autobiographie n’est pas un simple relevé de souvenirs. C’est devenu un domaine de recherche. J’ai eu l’impression d’une écriture plus en prise, que l’écriture elle-même était une façon de me rapprocher du monde de mes origines. La réalité a un poids particulier quand on naît dans ce monde, on n’a pas sa place d’entrée de jeu. C’est une chose qui m’a frappée quand j’ai rencontré Philippe Ernaux, qui allait devenir mon mari. Je me souviens d’un moment précis, nous étions attablés à un café de Saint-Hilaire-du-Touvet, devant deux Orangina, face à la montagne : j’ai été sidérée par son assurance. J’avais autant de diplômes que lui, mais à cet instant, il était vraiment dans le monde alors que j’en étais spectatrice, nous n’avions pas la même perception. Ayant conscience de cela et du pouvoir d’écrire, j’ai toujours voulu que les mots soient comme des pierres, qu’ils aient la force de la réalité. Tout le monde sait que c’est une illusion mais les mots font agir.

(1) Mémoire de fille, d’Annie Ernaux. Gallimard, 160 pages, 15 euros.
Annie Ernaux est née à Lillebonne (Seine-Maritime) puis a vécu son enfance et son adolescence à Yvetot, où ses parents tenaient un café-épicerie. Depuis les Armoires vides (1974), elle a publié seize livres chez Gallimard, dont Passion simple (1991), Journal du dehors (1993), l’Événement (2000), les Années (2008). Elle est l’auteure de deux recueils d’entretiens, l’Écriture comme un couteau avec Frédéric-Yves Jeanney (Stock, 2003) et l e Vrai Lieu avec Michelle Porte (Gallimard, 2014). Récemment, elle a publié Retour à Yvetot (Éditions du Mauconduit, 2013) et Regarde les lumières mon amour (Seuil, 2014).
Tag(s) : #Droits des femmes
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