Lu sur http://www.regards.fr/culture/article/la-politique-n-effraie-plus-les-actrices-francaises
Par | 17 janvier 2020
Isabelle Adjani, Juliette Binoche, Emmanuelle Béart, Josiane Balasko, Corinne Masiero, Jeanne Balibar… Les actrices françaises, au contraire de leurs homologues masculins, n’hésitent plus à prendre la parole pour parler de l’état du monde et, chacune à leur manière, à s’engager.
La politique n’effraie plus les actrices françaises. Elles sont de plus en plus nombreuses à gonfler les rangs des mobilisations, à signer des tribunes au vitriol et à utiliser leur surface médiatique pour porter une parole engagée. La dernière en date, c’est Isabelle Adjani qui, dans un texte où elle annonce renoncer à la tournée en Australie de sa dernière pièce mise en scène par Cyril Teste, n’hésite pas à citer Marguerite Duras : « Maintenant on pourrait presque enseigner aux enfants dans les écoles comment la planète va mourir, non pas comme une probabilité mais comme l’histoire du futur [...] Le capitalisme a fait son choix : plutôt ça que de perdre son règne. »
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En la matière, l’écologie est un formidable détonateur de l’engagement. À l’instar de Mélanie Laurent qui a co-réalisé le documentaire « Demain » avec Cyril Dion ou de Marion Cotillard auprès de Greenpeace, la parole des actrices se fait prolixe lorsqu’il s’agit de tirer la sonnette d’alarme sur notre planète qui brûle. Certes, c’est parfois plus pour promouvoir une écologie douce qu’un changement radical de la façon dont on appréhende nos logiques de production, mais on ne peut nier qu’il s’agit d’un pas vers un engagement plus profond et des réflexions plus systémiques sur l’avenir de nos sociétés.
D’autres actrices vont encore plus loin en dehors de leur zone de confort : ainsi de Juliette Binoche ou d’Emmanuelle Béart qui, si elles sont aussi engagées sur la question climatique et environnementale, se sont fendues d’une tribune « Gilets jaunes : nous ne sommes pas dupes ! » où elles appelaient au soutien de celles et ceux qui luttent, sur les ronds-points et ailleurs. Elles avaient même battu le pavé lors de quelques samedis pour réaffirmer leur engagement en faveur d’une « démocratie plus directe, une plus grande justice sociale et fiscale, des mesures radicales face à l’état d’urgence écologique ».
Mais ce n’est jamais facile de se lancer dans l’arène politique, même lorsqu’elle n’est pas politicienne et que les causes sont censées dépasser les schémas partisans : à Juliette Binoche et Emmanuelle Béart comme à Isabelle Adjani ou Mélanie Laurent, il leur a beaucoup été reproché leur statut de grandes actrices françaises… Celui-ci ne les classent-elles pas directement dans la catégorie des dominants ? Est-il décent de monter les marches du Palais des Festivals à Cannes dans des robes de grands couturiers et de sabrer le champagne lors des premières de films et d’afficher son engagement en faveur des plus défavorisés ou de la planète ?
Une partie de la réponse a été apportée par Adèle Haenel, lors de son passage chez Mediapart pour expliquer son choix de briser le silence qui pèse encore aujourd’hui sur les victimes des violences sexuelles : « Je travaille, j’ai un confort matériel, des alliances : je ne suis pas dans la même précarité que les gens à qui ça arrive. C’est pour leur parler, à elles et à eux, que je veux prendre la parole. » La stabilité économique, l’aura médiatique, la certitude de continuer à pouvoir travailler après leur prise de parole : c’est tout cela qui leur permet de porter leur engagement sur la place publique.
C’est sûrement aussi dans cette perspective qu’il faut placer l’engagement de Josiane Balasko, de Sophie de la Rochefoucauld, d’Ariane Ascaride de Sandrine Bonnaire, de Muriel Robin ou de Jeanne Balibar : ces actrices multiplient les interviews engagées en faveur des sans-papiers, des LGBTQ, des migrants, des gilets jaunes, des plus défavorisés et n’hésitent plus à taper directement sur le gouvernement. Mieux : elles se placent, à l’instar d’Isabelle Adjani dans Le Monde, carrément dans une optique anti- ou post-capitaliste, fustigeant à l’envi les ressorts de la société actuelle qui grèvent nos possibilités d’émancipation collective et le respect de notre environnement.
Mais ces actrices françaises veulent aussi sûrement se libérer d’une certaine image d’Epinal qui leur colle à la peau et qui ferait d’elles des surfaces lisses, simplement bonnes à servir de réceptacles aux désirs mal dégrossis des hommes. Leur consistance politique leur permet ainsi de s’extraire des logiques de péremption qu’on leur a trop souvent fait subir et de proposer au monde des dimensions de leur corps social qu’on évitait auparavant de mettre en exergue.
Une question demeure : quid de l’engagement de leurs homologues masculins ? Pourquoi les acteurs apparaissent-ils tellement plus discrets lorsqu’il s’agit de porter sur le devant de la scène de justes causes ? Pourquoi les prises de position de Vincent Lindon en faveur des migrants ou d’Omar Sy contre les violences policières font-elles figure d’exception ? Les rapports de dominations genrés, notamment dans le milieu du cinéma, ont été fortement remis en question par la vague #MeToo. Aujourd’hui, les actrices se sentent plus légitimes pour donner de la voix sur la question des violences faites aux femmes mais pas uniquement.
La parole des femmes déborde les questions liées à leur genre. Ou plutôt, leur situation de domination genrée leur permet de porter un regard singulier sur le monde et sur les luttes et leur octroie la force et le courage d’aller le gueuler à toutes et à tous. Mais ce que je fais là s’apparente à du mansplaining [1]. Je préfère donc laisser la parole à Corinne Masiero, proche du Parti communiste et fidèle soutien à de multiples luttes, pour terminer cet article : « Être femme, en soi, c’est déjà militer ».
Notes
[1] Le mansplaining est concept qui désigne une situation où un homme explique quelque chose que les femmes savent déjà.