
Écrit par Roger Martelli
Jeudi, 16 Août 2012
Voir également le dossier de Cerises n°122.
L’Europe va mal ? C’est parce qu’elle n’est pas assez fédérale, nous dit-on. En
vertu de quoi, on nous propose de donner un peu plus de pouvoirs encore… à ceux qui ont mis l’Union européenne dans l’état où elle est.
L’Europe tourne à l’envers
Par fondation historique, cette Union est l’addition d’une logique économique et
sociale – celle du néolibéralisme – et d’une méthode de décision – celle de la « gouvernance ». La double caractéristique n’est pas le fruit d’une fatalité, mais résulte de l’entrelacement de
choix multiples. Or ce qu’une volonté a fait, une autre volonté peut le défaire1.
Le socle de l’Union s’est bâti grosso modo en quatre temps.
- En 1986, l’Acte unique préparé par Jacques Delors entérine pour
l’essentiel la victoire du libéralisme intégral : le « grand marché intérieur » qu’il envisage va se déployer sur la base d’une déréglementation permettant la libre circulation des marchandises,
des hommes et des capitaux ; officiellement, l’avancée sociale est ainsi subordonnée à la réussite de l’intégration libérale de l’espace européen.
- En 1992, le traité de Maastricht complète le dispositif en donnant
une valeur fondamentale au « principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (article 102A). L’article 104, quant à lui, interdit à la Banque centrale européenne «
d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit » à l’ensemble des autorités publiques.
- En 1997, est adopté à Amsterdam un « pacte de stabilité et de
croissance », proposé par le libéral allemand Theo Weigel, qui installe les règles sacro-saintes de la réduction des déficits publics, de la modération salariale, de la flexibilité du marché du
travail et de la déréglementation. C’est, à l’échelle européenne, la réplique du « consensus de Washington » édicté par les institutions financières internationales.
- Enfin, en mars 2000, le Conseil européen extraordinaire de
Lisbonne définit les modalités d’une coopération intergouvernementale théoriquement ouverte à la « société civile ». C’est la méthode ouverte de coordination (MOC) qui précise les principes de la
« collaboration compétitive ». La « gouvernance pour la croissance et l’emploi » permet tout à la fois d’institutionnaliser le rôle des groupes d’intérêt dans le fonctionnement du système et de
faire de la « compétitivité » le maître-mot des politiques publiques de l’Union. Ainsi se parachève le mouvement par lequel le droit social, le droit du travail et les services publics se sont
peu à peu trouvés assujettis aux normes du droit civil, dont ils étaient jusqu’alors séparés. La primauté affirmée des libertés commerciales s’impose comme le cadre constituant du contrat de
travail, ce qui clôt le long cycle des conquêtes ouvrières commencé au XIXe siècle.
Dans le dispositif qui résulte de l’architecture des traités, l’essentiel des
pouvoirs de décision est entre les mains des gouvernements. C’est de leur bon vouloir que dépendent les choix fondamentaux, les choix dérivés relevant, seuls, du dialogue entre les institutions
européennes et les organisations soigneusement triées de la « société civile ». La loi européenne est toujours le fruit d’une longue négociation entre les services de la Commission et les
administrations nationales. Et quand une divergence survient dans le processus législatif, elle est tranchée par le Conseil des ministres, quand ce n’est pas par la réunion des chefs d’État et de
gouvernement. Le Parlement n’intervient qu’en bout de course, même dans les domaines relevant théoriquement de la codécision. Ce n’est pas que, surtout s’il s’appuie sur des mobilisations
citoyennes, ce Parlement ne puisse jouer un rôle actif, notamment de blocage. Mais cette possibilité est pour l’instant structurellement contrainte. De façon globale, si les mécanismes de l’Union
tournent le dos à la souveraineté des peuples, ils sont un concentré du pouvoir des États.
À ce jour, la référence insistante au « fédéralisme » occulte donc le problème
essentiel, qui est celui de la démocratie. En fait, le système politique européen ne relève d’aucune des deux grandes logiques démocratiques : il ne procède pas de la démocratie représentative,
puisque la seule assemblée élue dispose de pouvoirs législatifs plus que restreints ; il ne procède pas davantage de la démocratie directe, les possibilités d’intervention du citoyen se voyant
drastiquement limitées. S’il est un qualificatif que l’on peut retenir, c’est à la rigueur celui de démocratie délibérative : les institutions dialoguent avec un nombre limité d’organisations et
de groupes d’intérêt tenus pour des « partenaires », intervenant au travers de comités consultatifs, d’accréditations ou d’auditions. Le dernier traité de Lisbonne (article 8B, point 2)
institutionnalise cette pratique de la concertation avec « les associations représentatives de la société civile ». Celles-ci font l’objet d’un dénombrement officiel : sur les 890 groupes
d’intérêt reconnus, les deux tiers défendent des intérêts privés et économiques.
La logique de la gouvernance
La norme décisionnelle de l’Union n’a rien d’une exception. La machinerie
européenne s’est façonnée dans un contexte mondial qui, à partir des années 1970, a redéfini en profondeur le champ général de l’action publique. En 1975, sous les auspices de la très opaque et
élitiste Commission Trilatérale2, un ouvrage collectif dénonce « les excès de la démocratie »3. « Nous sommes venus à reconnaître qu’il existe potentiellement des limites
désirables à la croissance économique. Il y a également des limites potentielles désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique […] Un gouvernement qui manque d’autorité […] aurait
peu de capacité, à l’arrivée d’une crise cataclysmique, d’imposer à son peuple les sacrifices qui pourraient être nécessaires », explique entre autres ce rapport, qui fit en son temps quelque
bruit.
Le document de 1975 use d’un mot alors peu connu : celui de « gouvernance ».
D’origine française et médiévale (XIIIe siècle), le terme avait fini par laisser la place à son synonyme de « gouvernement ». Il réapparaît au début des années 1970, par le biais du vocabulaire
de l’entreprise (corporate governance). Il s’impose dans les années 1980 : il s’agit, tout à la fois, de dire la supériorité des modèles managériaux sur les cultures administratives et
de légitimer la revendication néolibérale d’un État « minimaliste » géré par les « élites », au nom de la doctrine du New Public Management. Prônée par les milieux libéraux, cette
doctrine sert de soubassement au vaste mouvement qui tend à réduire le poids du secteur d’État, les déficits publics, les tarifs douaniers, les impôts sur le capital et le pouvoir régalien sur la
monnaie. Elle justifie d’un point de vue théorique l’érosion du pouvoir étatique, en même temps qu’elle délégitime les conflits politiques et les luttes sociales. Dès l’instant où la concurrence
marchande devient l’horizon indépassable de toute régulation, la « gouvernance » apparaît comme le mode minimal de régulation publique, dans le cadre d’un équilibre social fondé, non sur le
conflit et la loi, mais sur la négociation et le contrat.
Les principes de la gouvernance ont été énoncés par Ulrich Beck, le sociologue
théoricien de la « société du risque », dont les travaux ont fortement inspiré la « troisième voie » du néotravaillisme de Tony Blair. En 2003, il explique que la globalisation des problèmes
humains rend caducs les mécanismes de l’État nation et des relations internationales. Seules peuvent y faire face des formes nouvelles, reliant enfin la légitimité traditionnellement dévolue à la
société politique et les compétences qui sont celles de la « société civile » et de ses experts.
Dès les années 1990, les limites de la logique minimaliste du New Public
Management suscitent la recherche de modalités moins brutales que celles de la « gouvernance » proposée à tous les États, notamment ceux du Sud, dans le cadre du consensus de Washington qui
leur impose la règle de l’ajustement structurel. En même temps que les formules du social-libéralisme s’installent en Europe occidentale (Royaume-Uni et Allemagne), émerge une nouvelle conception
de la « bonne gouvernance », largement diffusée dans les organismes internationaux et visant à une certaine revalorisation de la régulation publique, que la Banque mondiale elle-même décide de
suggérer dans son rapport de 1997. Mais cette revalorisation n’implique pas un retour aux normes antérieures de l’État interventionniste. Les théoriciens de la « bonne gouvernance » ont
intériorisé l’essentiel des bases du New Public Management, et notamment la valorisation de la fin du conflit et la double acceptation de la concurrence et de la méthode contractuelle.
Si leur discours assume l’exigence d’une certaine mixité du public et du privé, ils le font en acceptant ouvertement l’hégémonie de la norme privée dans ce nouveau « libéralisme encastré
»4. Cette galaxie rassemble, dans une gamme variée, les réflexions construites à l’échelle communautaire européenne, les scénarios de la « démocratie technique » inspirés plus ou moins
d’Ulrich Beck, les pistes « néo-travaillistes » de l’autorité et de la mise au travail, voire les intuitions plus subtiles de « l’agir communicationnel » amorcées autour de Jürgen
Habermas.
Toute gestion publique, du local au mondial, repose ainsi sur une répartition
trifonctionnelle. L’orientation des activités économiques est confiée aux marchés financiers et à leurs organismes d’autocontrôle (les agences de notation par exemple) ; la politique monétaire et
de crédit est entre les mains d’organismes désormais indépendants des pouvoirs politiques (FMI, Banque mondiale, Banques régionales) ; la coordination politique se fait au travers de la «
diplomatie de connivence », animée par « l’esprit de club » (en Europe, le magistère des États les plus puissants). L’esprit public, dans cette optique, repose sur l’imbrication incertaine du
public et du privé.
Telle est la logique générale qui ordonne le dispositif de décision européenne.
Elle n’est pas avant tout fédérale ou confédérale, mais technocratique et faiblement démocratique. C’est en cela qu’elle est profondément inadéquate ; c’est pour surmonter ces faiblesses-là qu’il
convient de refonder l’architecture des institutions de l’Union.
1.
En 2004 et en 2009, la Fondation Copernic a publié deux Notes d’analyse du cadre européen et de
proposition alternative. La plus récente a été publiée par les Éditions Syllepse, sous le titre Face aux crises, une autre Europe. Le lecteur y trouvera des analyses plus détaillées et
des propositions alternatives précises.
2. La Commission Trilatérale (ou « Trilatérale » tout court) est un organisme
privé créé en 1973. Elle est le prolongement du « Club Bilderberg » qui rassemblait, depuis 1952, quelques dizaines de personnalités américaines et européennes du monde des affaires, de la
politique et de la communication. Lancée à l’initiative de David Rockfeller, d’Henry Kissinger et de Zbigniew Brezinski (conseillers de Richard Nixon et de Jimmy Carter), la Trilatérale veut
promouvoir la coopération soutenue des trois pôles de la Triade. Elle est considérée à juste titre comme un creuset majeur de l’idéologie mondialiste libérale. En France, Raymond Barre,
Roland Dumas, Jacques Delors, Alain Poher et Jacques Chirac participèrent aux travaux de la Trilatérale.
3. Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, The Crisis of Democracy : Report on the governability
of Democracies to the Trilateral Commission, New York University Press, 1975
4. John
Ruggie, “ International regimes, transactions, and change : embedded liberalism in the postwar economic order ”, International Organization, n˚ 36 : 2, printemps 1982.