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Pour les opprimés du tiers-monde, Marx est aussi actuel que Shakespeare ou Cervantes pour les amoureux de la littérature. Hommage d’un philosophe espagnol

lu dans le Courrier international n°924 (extrait de La REPUBLICA (Montevideo)

Pour les nouveaux esclaves de l’ère de l’économie mondialisée (qui, selon des statistiques récentes, sont presque 100 millions), pour les prolétaires forcés de regarder le monde d’en bas (le tiers de l’humanité) et pour quelques autres millions de personnes sensibles qui ne sont ni pauvres ni prolétaires, mais qui ont décidé de regarder le monde avec les yeux de ces derniers, le vieux Marx a encore des choses à dire, même si son buste est tombé des piédestaux érigés à sa gloire par des adorateurs d’une autre époque.

Quelles sont ces choses ? Qu’y a-t-il encore d’actuel dans l’œuvre du vieux Marx, après qu’il a été renié par ceux qui avaient bâti des Etats et des partis en son nom ? Marx a beau être un classique de la pensée socio-économique et politique, il n’est pas encore possible d’apporter à cette question une réponse qui soit du goût de tous, comme on le ferait peut-être pour un classique de la littérature. Ce n’est pas possible, parce que Marx est un classique qui a un point de vue très tranché sur une des questions qui divisent le plus les mortels : l’importance des luttes entre classes sociales. Cela oblige à une restriction lorsqu’on veut parler de ce qui est encore d’actualité chez Marx. Et la restriction est de taille : car la pensée de Marx est actuelle seulement pour ceux qui continuent à regarder le monde d’en bas, avec les yeux des malheureux, des esclaves, des prolétaires et des opprimés. Bien entendu, il n’est pas nécessaire d’être marxiste pour avoir ce regard. Il suffit d’avoir quelque chose qui ne court pas les rues ces temps-ci : de la compassion pour les victimes de la mondialisation néolibérale (qui est à la fois capitaliste, précapitaliste et postmoderne). Mais il faut malgré tout un peu de marxisme pour que la compassion ne tourne pas à la jérémiade, pour passer de la compassion à l’action.

Pour ceux qui pensent de la sorte, même s’ils sont souvent sans voix, Marx est aussi actuel que le sont Shakespeare ou Cervantes pour les amoureux de la littérature. Et ils ont d’excellentes raisons pour cela. En voici quelques-unes. Marx a dit que le capitalisme a créé pour la première fois dans l’Histoire les bases matérielles de l’émancipation de l’humanité, mais que la logique interne du système menace de transformer les forces de production en forces de ­destruction. Nous en sommes toujours là. Le capitalisme a changé à beaucoup d’égards, mais cette menace est encore plus flagrante. Marx a dit que "chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité". Aujourd’hui, grâce à l’écologie et à l’écologie sociale, nous sommes plus conscients de cette ambivalence, mais des millions de paysans prolétarisés en souffrent dans le monde.

Marx a dit que la principale cause de la menace qui transforme les forces de production en forces de destruction et épuise ainsi "les sources d’où jaillit toute richesse" est la logique du profit privé, la tendance à tout ramener à la valeur argent, le fait de vivre dans "les eaux glacées du calcul égoïste". Des millions d’hommes et de femmes, en Afrique, en Asie et en Amérique surtout, éprouvent aujourd’hui le sentiment que ces eaux sont encore plus froides aujourd’hui, ce que confirment les rapports annuels de l’ONU et d’autres organismes ­internationaux sur l’état du monde.

Cent vingt-cinq ans après la mort de Marx, on pourrait se poser la question en ces termes : avons-nous produit, depuis, quelque chose qui donne davantage d’espoir à ceux qui n’ont rien ? Et, si la réponse est non, qu’y a-t-il d’étrange à ce que, même au Royaume-Uni, la patrie ­classique du capitalisme (et du libéralisme moderne), on pense que Marx a été le plus grand penseur de tous les temps ?

 
Francisco Fernández Buey*
 * Professeur de philosophie politique à l’université Pompeu Fabra de Barcelone et chroniqueur à Rebelión, le site d’information des altermondialistes hispanophones.

             
Tag(s) : #Débats
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