Nous avons affaire à un mouvement d’opinion concomitant. Symboliquement, la présence de Philippe Martinez aux côtés d’Attac et Greenpeace à une conférence en dit long sur l’évolution des consciences. Symétriquement, la question se pose de l’ancrage à gauche d’EELV.
Cet article est en accès libre. Politis ne vit que par ses lecteurs, en kiosque, sur abonnement papier et internet, c’est la seule garantie d’une information véritablement indépendante. Pour rester fidèle à ses valeurs, votre journal a fait le choix de ne pas prendre de publicité sur son site internet. Ce choix a un coût, aussi, pour contribuer et soutenir notre indépendance, achetez Politis, abonnez-vous.
Un sociologue résuma un jour le néo-capitalisme d’une formule restée célèbre : « Tout est permis mais rien n’est possible. » On ne citera pas davantage cet auteur parfois ambigu, et qui eut le défaut d’être revendiqué par des héritiers peu recommandables (1). Mais gardons le mot. Il illustre assez bien ce à quoi on assiste après plus d’un mois de mouvement social contre la réforme des retraites. La main sur le cœur, Édouard Philippe n’a jamais manqué de rappeler que, « dans notre démocratie, le droit de grève existe, et qu’il faut le respecter ». On a certes, ici ou là, éborgné et mutilé. On a tabassé en flagrant délit des manifestants, mais on n’a pas « interdit » non plus de manifester… Tout est permis, donc. Mais qu’est-ce qui est vraiment possible quand un droit constitutionnel est exercé au prix d’un salaire ou d’un péril physique ? Faute d’une négociation véritable, le mouvement a donc été asphyxié. Après plus d’un mois sans rémunération, les grévistes, exsangues, ont dû reprendre le travail. Simple suspension du mouvement, ou fin d’un conflit qui ne pouvait plus durer sous la même forme ? En d’autres temps, j’aurais parié sans hésitation pour la seconde hypothèse. On sera plus prudent cette fois, tant est grande la détermination des salariés. Beaucoup de choses peuvent encore arriver alors que le projet gouvernemental va devoir poursuivre sa course d’obstacles, depuis sa présentation en Conseil des ministres ce vendredi, jusqu’à son adoption cet été. Il n’empêche ! Le mouvement social est à un tournant.
Le rôle désormais traditionnel de la direction de la CFDT, dont Le Monde révèle qu’elle partage ostensiblement ses économistes avec Emmanuel Macron, n’a certes pas aidé. Il faut ajouter que le gouvernement a joué une remarquable partie de bonneteau. Absence de chiffrage, énigme sur la valeur du point, changements incessants du calendrier d’application… Plus personne ne sait sous quel gobelet se trouve la fève… Malgré tout, chose rare qui doit être méditée, et qui devrait dissuader les ministres de trop bomber le torse, l’opinion est encore majoritairement favorable au mouvement. La réaction aussi primaire que vulgaire façon Le Point – « la CGT ruine la France » – est minoritaire. Autant d’éléments qui incitent à la prudence pour la suite. D’autant que les municipales sont là, toutes proches. Le gouvernement redoute tellement un vote sanction que le ministre de l’Intérieur multiplie les manœuvres pour en camoufler les résultats. On a déjà eu l’occasion dans ce journal de dire ce qui se tramait. Il s’agit de gommer les étiquettes politiques dans les communes jusqu’à neuf mille habitants. Divers droite, divers gauche, pro et anti-gouvernement : pour Christophe Castaner, tous les chats sont gris ! Même Charles Pasqua n’avait pas osé aller jusque là. Pour preuve encore du pessimisme qui règne en haut lieu, la tentative, très « sarkozyenne », de relancer le débat sur la « menace » communautariste. Quand la crise sociale est à son comble, sortez votre péril islamiste et lancez un énième débat identitaire… C’est désormais un classique.
Reste à savoir à qui profiteront politiquement les difficultés gouvernementales. La surprise vient, selon les premiers sondages, de la spectaculaire percée des Verts, en position de gagner plusieurs grandes villes. Difficile d’établir une corrélation avec la mobilisation anti-réforme des retraites. Nous avons donc affaire à un mouvement d’opinion concomitant. La menace climatique se rapproche de nos vies. Et le spectacle lointain de l’Australie en feu nous a traumatisés. La concurrence entre « la fin du monde » et « la fin de mois » apparaît soudain presque dépassée. Symboliquement, la présence de Philippe Martinez, invité le 17 janvier par Attac et Greenpeace, à une conférence d’une militante états-unienne du Green New Deal en dit long sur l’évolution des consciences. Et sur une vision stratégique qui n’a pas toujours été le fort de la CGT. Symétriquement, la question se pose de l’ancrage à gauche d’Europe Écologie-Les Verts. Une transition écologique rapide, intégrant pleinement la question de l’emploi, est incompatible avec le système économique actuel. Mieux vaut le dire. Des positionnements à courte vue, dits « ni droite ni gauche », ne peuvent donc que discréditer la cause. Le contre-exemple caricatural nous vient d’Autriche, quand des écologistes acceptent de prendre la place de l’extrême droite dans une coalition dirigée par l’ultra conservateur Sebastian Kurz. Non seulement celui-ci est férocement anti-migrants, mais il est adepte d’une politique néolibérale de baisse des impôts et de réduction de la dépense publique difficilement conciliable avec les investissements qu’exige la transition écologique. Fort heureusement, nous sommes loin de cette aberration en France, mais l’appartenance stratégique à la gauche gagnerait à être réaffirmée pour ceux qui pourraient en douter. Le Green New Deal suppose un autre partage des richesses. Beaucoup plus que le catalogue annoncé par la présidente de la Commission européenne en décembre qui ne mobilise même pas les budgets nationaux. C’est donc un engagement écologiste et socialiste, au vrai sens du mot, que l’on attend, et qui permettrait de repenser la gauche.
(1) Michel Clouscard, auteur notamment des_Métamorphoses de la lutte des classes_ (Le Temps des cerises, 1996).