Dans son article, Keucheyan revisite des idées reçues, revient sur quelques interprétations sur l’après mai 68 (et le soi disant âge d’or de la gauche) et sur des lectures approximatives des textes de Gramsci. Dans ce cadre, il fait référence à une formule qui nous avait, en son temps, particulièrement « choqués » : « Nous sommes 99%, ils sont 1% »comme le disaient les « occupants de Wall Street ».Comparable à un slogan publicitaire (et donc percutant comme il se doit), la formule s’avère fausse quant il s’agit d’être un tant soit peu sérieux. Tout le monde sait que des grèves à 99%, ça n’existe pas, que des mobilisations d’une ville ou d’un quartier à99%, ça n’existe pas non plus. De plus, cette formule des 99% face au 1% s’est souvent enrichie d’arguments sociologiques, exacts par ailleurs, montrant que les salariés étaient numériquement majoritaires dans ce pays (Filoche, dans son genre, l’a beaucoup répété). Mais cela ne suffit pas à faire 99% ; et le bloc majoritaire de salariés n’est pas un bloc hégémonique. De plus, il ne faut jamais oublier que parmi les ouvriers et les employés, il y a une fraction non négligeable, de 25% à 30%, qui votent, et ceci depuis très longtemps, a droite, qui sont hostiles aux syndicats, qui sont pour « l’ordre et la sécurité »…
R. Keucheyan termine son article par la victoire des salarié.es d’Onet, entreprise de nettoyage sous traitante de la SNCF. Après 45 jours de grève, les salarié.es ont obtenu satisfaction sur l’essentiel. Pourtant ces salarié.es cumulaient beaucoup de « handicaps » : issu.es d’une immigration récente, en position de sous-traitance… et un faible impact de la grève dans cette activité de nettoyage, surtout en comparaison avec les cheminots dont la grève peut bloquer l’ensemble du service public. Notons tout de même le soutien important des syndicats de cheminots à ce conflit. La comparaison est intéressante car la grève des salarié.es du nettoyage avait besoin, bien sûr, de la détermination des grévistes et d’une solidarité sans faille autour d’eux pour gérer le quotidien, manger, payer les factures… mais aussi du travail de juristes, de moyens pour populariser la lutte. La propagation très rapide de la bonne nouvelle que constitue cette lutte victorieuse est très parlante et nous sommes là au cœur de la lutte des classes et du constat que faisait déjà Gramsci ; à savoir que le syndicaliste est souvent en première ligne sur le « front culturel ».
La grève des cheminots met à l’ordre du jour un autre débat : celui de construire (tache qui en temps ordinaire est dévolue à un parti) autour de la lutte et de ses valeurs (le service public, les droits des travailleurs…) « un bloc social élargi en éveillant la conscience de classe ».
Cette question du bloc social et des alliances, nous l’avons débattue avec Stefano Palombarini et, dans une moindre mesure, avec Christophe Aguiton lors du cycle automnal de l’Université Populaire de Toulouse co-organisé avec la fondation Copernic. Il est hasardeux de définir des catégories sociales comme partie prenante d’un bloc social car nous savons que, depuis le milieu des années 70, la question de l’Europe a fracturé les classes populaires mais aussi les organisations syndicales comme politiques. C’est donc plutôt le contenu d’un programme de réponses concrètes à des questions essentielles (des mesures transitoires aurions-nous dit à une autre époque) qui va agréger, cristalliser un bloc social ayant vocation à devenir dominant.
Quoiqu’il en soit, deux choses sont totalement liées : la nécessité d’une lutte forte (et victorieuse) des cheminots et celle d’une bataille « culturelle » acharnée pour tuer les arguments de ceux qui veulent en finir avec le service public et les droits des salariés. Pour gagner, les cheminots doivent gagner la bataille de l’opinion publique. Et celle-ci nous concerne tous.
- https://www.marianne.net/debattons/tribunes/reforme-de-la-sncf-privatisation-du-train-derriere-macron-encore-bruxelles
- https://blogs.mediapart.fr/revue-frustration/blog/280218/pourquoi-le-gouvernement-veut-se-faire-les-cheminots
- https://www.marianne.net/politique/cout-de-la-sncf-par-francais-pourquoi-l-argument-de-gerald-darmanin-n-pas-de-sens
- http://www.lepoint.fr/politique/sncf-le-quinquennat-de-macron-a-quitte-ou-double-26-02-2018-2197857_20.php
- http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/06/18/prime-charbon-prime-pour-absence-de-prime-les-legendes-urbaines-de-la-sncf_4439497_4355770.html