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Bernard Lahire : « L’impact des différences sociales est devenu la question qui fâche »
Lundi, 2 Septembre, 2019

Enfances de classe, dirigé par Bernard Lahire, Professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon, analyse l’impact de leur milieu d’origine sur le potentiel des enfants. Entretien avec le sociologue, qui explique le rôle de l’école dans ce processus de repoduction des inégalités.

 

 

À l’âge de 5 ans, le potentiel des enfants est déjà conditionné par l’appartenance sociale des parents, démontre Enfances de classe, un ouvrage collectif dirigé par le sociologue Bernard Lahire. Les données des familles de 35 enfants, des conditions d’habitation au rapport à la lecture, y sont croisées.

Vous décrivez des enfants dont le rapport à l’école, la capacité à « être élève » diffèrent en fonction de la classe sociale de leurs parents. Comment l’institution fait-elle face ?

 

Bernard Lahire L’école, sans s’en rendre compte, entérine ces situations inégalitaires. Les enseignants interrogés trouvent formidables les enfants de classes moyenne et supérieure : ils savent bien parler, ont ­l’habitude des livres, de s’autodiscipliner, sont autonomes. Le contraste est saisissant avec ceux qui, parfois dans la même classe, mettent le bazar et qu’il faut rappeler à l’ordre constamment. Dans notre enquête, il y a un petit qui habite dans un foyer Sonacotra. Il n’a pas d’espace pour jouer. Pour lui, l’école est un terrain de jeu formidable, avec de l’espace, des camarades. Du coup, il ne fait pas ce que demande l’institution, qui ne comprend pas son comportement. Pour les enseignants, il est très difficile de comprendre le poids des classes sociales dans ces décalages de comportement. D’autant qu’eux-mêmes viennent plutôt de classes sociales moyenne ou supérieure et qu’ils ont peu fréquenté des enfants de milieux populaires.

Est-ce que l’école en fait assez pour corriger le poids des inégalités ?

 

Bernard Lahire Après avoir été florissante dans les années 1960-1970, la réflexion pédagogique autour de ce qu’il faudrait changer pour faciliter la réussite des enfants les plus éloignés du système scolaire s’est un peu arrêtée. À la décharge de l’institution, l’apprentissage de savoirs, largement basé sur l’écrit, comporte des contraintes invariables. Rentrer dans l’écriture impose certaines formes de concentration, de contrôle du corps, de discipline… que les enfants issus des milieux populaires ont moins appris que les autres. Du coup, ils sont sans cesse repris par l’enseignant, n’ont pas les bons réflexes, les bons gestes. Et avec des classes à 28 élèves, voire plus, les enseignants n’ont pas le temps de s’occuper d’eux. Le dédoublement des classes de CP dans les écoles populaires instauré par Blanquer est censé répondre à ce problème. Mais il est loin d’être effectif partout où il devrait l’être. Et il n’est pas à la hauteur des enjeux. La situation est beaucoup plus grave. Pour les enseignants confrontés à des gamins peu maîtrisables, il est très dur de changer les choses.

Que faudrait-il faire ?

Bernard Lahire Pour que l’école joue son rôle compensatoire des inégalités, il faudrait que ces enfants issus des milieux populaires soient « surstimulés ». Il faudrait multiplier le nombre d’interactions entre eux et les enseignants : être auprès de l’élève quand il travaille, l’encourager, lui rappeler la consigne, lui expliquer. C’est ce que font tous les parents des classes moyenne et supérieure. Leurs gamins ne sont pas plus que les autres des « flèches » au départ. Simplement, ils passent du temps, dès la très petite enfance, à les assister dans les processus d’apprentissage. Ce sont justement toutes ces années de « pédagogie » que les enseignants peinent à compenser chez ceux qui n’en ont pas bénéficié.

Le ministère met en avant les sciences cognitives, présentées comme la panacée contre l’échec scolaire. Qu’en pensez-vous ?

Bernard Lahire Je suis très respectueux du travail de mes collègues en neurosciences et en sciences cognitives, dont les travaux sont très importants. Ce qui m’interroge, ce sont les raisons pour lesquelles le ministère va les chercher. C’est une manière de zapper la question qui fâche, celle des différences sociales. C’est d’autant plus malhonnête que le fonctionnement de notre cerveau lui-même est façonné par le monde social. À l’époque où l’initiateur de la neuroscience en France, Jean-Pierre Changeux, était au Collège de France avec Pierre Bourdieu, il parlait d’« habitus neuronal ». Il reliait au fonctionnement du cerveau l’idée de Bourdieu selon laquelle le monde social façonne durablement notre perception et notre action. Les contrastes entre les mode de vie induits par les différences sociales s’inscrivent dans les cerveaux des enfants et les façonnent.

Version complète de l’entretien sur l’Humanité.fr
Entretien réalisé par Camille Bauer
Tag(s) : #Débats
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