
L'intérêt général est en France une catégorie noble, éminente, distincte de la somme des intérêts particuliers. Il s'ensuit une distinction franche entre le public et le privé, que matérialise dans notre pays un service public important, fondé sur des principes spécifiques (égalité, continuité, adaptabilité, laïcité), et une fonction publique qui en est le coeur.
C'est dans cet esprit qu'a été élaboré à la Libération le premier
statut général des fonctionnaires démocratiques, institué par la loi
du 19 octobre 1946, et qu'a été mise sur pied en 1983-1984 une
fonction publique "à trois versants" (Etat, collectivités territoriales,
établissements publics hospitaliers) faisant relever du statut général
5,2 millions d'agents publics, soit près du quart de la population
active, placés, en raison de leur service d'intérêt général, dans une
position statutaire, réglementaire et non contractuelle.
Trois principes ont présidé à cette construction. Le principe
d'égalité, fondé sur l'article 6 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789 : "Tous les citoyens étant égaux
sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois
publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de
leurs vertus et de leurs talents." Nous en avons déduit que seul le
concours permet, en droit, d'assurer l'égalité d'accès des citoyens à
la fonction publique.
Le principe d'indépendance, conduisant à distinguer le grade,
propriété du fonctionnaire, de l'emploi, à la disposition
de l'administration, afin de protéger l'agent public (et par là le
service de l'intérêt général) de l'arbitraire administratif et des
pressions politiques partisanes. C'est ce que l'on appelle le système
de la carrière opposé au système de l'emploi en vigueur dans
nombre de pays anglo-saxons.
Le principe de responsabilité, fondé aussi sur la Déclaration de
1789, qui dispose en son article 15 que : "La société a le droit de
demander compte à tout agent public de son administration." Il
s'ensuit que le fonctionnaire, parce qu'il est soumis à cette obligation
de service du bien commun, doit avoir la plénitude des droits et
devoirs du citoyen et non être regardé comme le sujet du pouvoir
politique ou le rouage impersonnel de la machine administrative.
C'est cette histoire et cette conception française du service public
et
de la fonction publique qui fait qu'en France la corruption y est
réduite à l'extrême et que son efficacité est reconnue dans le
monde.
Le président de la République, à l'évidence dépourvu de cette
culture, a entrepris de la mettre à bas. Il n'a pas été mandaté de
quelque manière que ce soit à cette fin, contrairement à ce qu'il
affirme en ce domaine et en d'autres, comme si son élection lui avait
délivré un blanc-seing sur toute question qu'il se réserverait le droit
d'évoquer.
LE CONTRAT CONTRE LE CONCOURS
Le statut général des fonctionnaires a déjà subi de graves
atteintes.
C'est ainsi que la loi Galland du 13 juillet 1987 a réduit la
comparabilité de la fonction publique de l'Etat et de la fonction
publique territoriale, et par là les possibilités de mobilité de l'une à
l'autre. A la même époque, la troisième voie d'accès à l'ENA,
ouverte à des syndicalistes, des dirigeants d'associations et des
élus locaux ayant fait la preuve de leur attachement à l'utilité
commune, a été supprimée ; le droit de grève des fonctionnaires a
été placé sous des contraintes restrictives ; le recours aux
personnels contractuels a été élargi en infraction au statut général
dans un contexte de privatisation et de déréglementation qui n'a pas
cessé depuis.
L'entreprise annoncée aujourd'hui est autrement grave. En
dénonçant le "carcan du concours" et en le mettant en balance avec
le contrat, à l'instar de ce qui a été fait à La Poste, à France
Télécom ou au GIAT avec les résultats que l'on sait (bureaucratie,
division du personnel, financiarisation des objectifs), en prônant
l'individualisation des rémunérations pour mieux esquiver les
demandes de revalorisation de l'ensemble des organisations
syndicales et encourager le clientélisme partisan sous prétexte de
reconnaissance du mérite, en encourageant les départs de la
fonction publique au bénéfice d'un humiliant "pécule", le président
engage une véritable "contre-révolution culturelle" sans mandat du
peuple français. Cela s'appelle une forfaiture.
Anicet Le Pors est ancien ministre de la fonction publique et des réformes administratives (1981-1984).
(Opinion parue dans Le Monde du 26 septembre)