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Les mots de Marx n’ont pas d’âge

Par Gérard Mordillat, écrivain.

Pourquoi la lutte des classes est plus actuelle que jamais ?

Cela pourrait être un jeu à la manière de ceux que nous pratiquons le dimanche sur France Culture dans les Papous dans la tête. Il s’agit de prendre un texte ancien et, sans en changer un mot, de le lire à la lumière de la situation actuelle pour en juger la pertinence et l’efficacité à travers le temps. De tester, en somme, la vision shakespearienne de l’histoire où sur un cercle, sans cesse, elle recommence.

Par exemple, je lis dans les Luttes de classes en France, de Karl Marx (1) : « Après la révolution de juillet, lorsque le banquier libéral Laffite conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : "Maintenant, c’est le règne des banquiers." » Ne croit-on pas entendre un commentaire de la fête au Fouquet’s, le soir de l’élection présidentielle, quand les banquiers « libéraux » et leur compère célébrèrent aussi leur règne ? Plus loin, « L’endettement de l’État était, bien au contraire, l’intérêt direct de la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait à la Chambre. Le déficit de l’État était l’objet même de ces spéculations et la source principale de son enrichissement. » Cela ne vous évoque-t-il pas le bouclier fiscal et mille autres mesures en faveur des plus riches ? Au passage, on peut aussi découvrir une critique des propositions d’Attali pour « moderniser » la France : « Ils créèrent de grands établissements dont la concurrence causa la ruine d’une masse d’épiciers et de boutiquiers. »

Quels noms d’aujourd’hui vous viennent à l’esprit lorsque vous lisez un peu plus loin : « Le pillage de l’État en grand, tel qu’il se pratiquait avec les emprunts, se répétait en détail dans les travaux publics. Les relations entre la Chambre et le gouvernement se trouvaient multipliées sous forme de relations entre certaines administrations et certains entrepreneurs », d’où la conclusion : « Les Chambres rejetaient sur l’État les principales charges et assuraient à l’aristocratie financière spéculatrice les fruits d’or. » Sarkozy peut continuer à amuser la galerie en voulant « réformer », « refonder » le capitalisme, le « moraliser » comme s’il y avait une « morale » dans la quête compulsive du profit, du XIXe siècle à nos jours, c’est toujours la même règle du capitalisme qui s’applique : mutualiser les pertes et individualiser les bénéfices. Continuons le jeu, il en vaut la peine.

Au bas d’une page, cette remarque sur les liens du pouvoir, de la finance et des médias : « Pendant que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’État, disposait de tous les pouvoirs constitués, dominait l’opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne, on voyait se reproduire la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la protection mais par l’escamotage de la richesse d’autrui. » Pour changer, on peut aussi se tourner vers l’opposition, sur cette coupure entre elle et le monde du travail : « Quant aux fractions de la bourgeoisie qui n’étaient pas au pouvoir elles criaient à la corruption. Le peuple, lui, criait : "À bas les grands voleurs ! À bas les assassins !". »

Ce n’est pas fini, la crise actuelle se découvre aussi dans le texte : « Les banqueroutes des grands commissaires coloniaux de Londres (furent) suivies de près par la faillite des banques provinciales et la fermeture des fabriques (…). Les ravages causés dans le commerce et l’industrie par la crise économique rendaient plus insupportable l’omnipotence de l’aristocratie financière. » Pour finir ce jeu qui, comme tous les jeux, est beaucoup plus sérieux qu’il n’y paraît, cette leçon du passé qui pourrait s’avérer celle du futur : « Le crédit privé était donc paralysé, la circulation ralentie, la production stagnante (…). Le renchérissement de la vie en 1847 provoqua en France comme sur le reste du continent des conflits sanglants. Face aux orgies scandaleuses de l’aristocratie financière, c’était la lutte du peuple, pour les moyens d’existence les plus élémentaires ! »

Jean-Luc Godard faisait remarquer que si l’on parle volontiers d’un « vieux » film on ne parle jamais d’un vieux Rembrandt ou d’un vieux Titien… Le discours forcené sur la modernité qui voudrait disqualifier Marx - dépassé, obsolète, fautif, criminel - ne fait que plus profondément sentir la justesse de ses vues, de ses analyses. Ses mots n’ont pas d’âge, hier comme aujourd’hui ils disent l’urgence à combattre le capital, ce « serial killer », selon le mot de Benny Lévy.

(1) Traduit de l’allemand par Francis Brière - 10/18.

(L’Humanité du 11 octobre 2008)

Tag(s) : #Débats
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