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Pour Bernard Thibault, «	les conventions de l’OIT devraient pouvoir s’imposer aux autres institutions internationales, de manière à interdire les marchandages sur leur application	». Romain Beurrier/REA
Pour Bernard Thibault, « les conventions de l’OIT devraient pouvoir s’imposer aux autres institutions internationales, de manière à interdire les marchandages sur leur application ». Romain Beurrier/REA
 
Bernard Thibault : «  Il faut pouvoir sanctionner les États en infraction  »
Mardi, 11 Juin, 2019

Membre travailleur du conseil d’administration de l’OIT, l’ex-secrétaire général de la CGT Bernard Thibault plaide pour un renforcement des prérogatives de l’institution à l’heure de son centenaire.

L’Organisation internationale du travail (OIT) fête son centenaire dans un contexte de profonde remise en cause des garanties des travailleurs dans le monde. Les conventions de l’OIT jouent-elles toujours un rôle protecteur ?

Bernard Thibault Au terme de ces 100 ans, on peut considérer le verre à moitié plein ou à moitié vide. L’OIT est la seule institution mondiale dans laquelle les travailleurs ont voix au chapitre pour définir le droit international. C’est un point d’appui unique, dans un environnement où la tendance est à contester la place des représentants des travailleurs dans quelque institution que ce soit. D’un autre côté, tout le dispositif repose sur le bon vouloir des États de s’engager à la mise en œuvre des conventions. En 1998, l’OIT a certes décidé de qualifier de fondamentales huit conventions concernant la liberté syndicale, l’interdiction du travail des enfants et celle du travail forcé. Mais, même dans ce domaine, il reste de fortes lacunes. La moitié de la population du monde vit toujours dans des pays qui ne protègent pas le fait syndical ou le droit à la négociation collective. Et on dénombre encore 168 millions d’enfants au travail et 40 millions de personnes victimes du travail forcé. C’est pourquoi je milite pour un renforcement des prérogatives de l’OIT, en adoptant le principe de sanctions pour les États en infraction. Si on ne fait pas évoluer les prérogatives de l’institution, le risque est que ses délibérations ne s’appliquent qu’à une minorité de salariés dans le monde.

Le problème principal provient donc de l’attitude des États contrevenants ?

Bernard Thibault Non, des institutions internationales prennent aussi le contre-pied des délibérations de l’OIT. Le FMI, par exemple, exige des États à qui il promet une aide financière des contreparties dont certaines consistent à mettre entre parenthèses la mise en œuvre de conventions de l’OIT. Celles-ci devraient au contraire pouvoir s’imposer de fait aux autres institutions internationales, de manière à interdire les marchandages sur leur application.

L’Union européenne (UE) ne joue-t-elle pas aussi un rôle de frein à la ratification de nouvelles conventions par ses États membres ?

Bernard Thibault En effet. C’est pourquoi je plaide pour qu’on reconnaisse enfin l’UE comme un espace qui produit du droit social, et envers lequel, comme pour un État, il doit exister des procédures pour mettre en cause ses décisions lorsqu’elles sont en contradiction avec les conventions internationales. Ces dernières précisent par exemple que tout travailleur doit bénéficier du système de protection sociale du pays dans lequel il exerce son activité. Or chacun sait que cela n’est pas le cas des travailleurs migrants en Europe et qu’il existe même un texte – la directive sur le travail détaché – qui officialise cet état de fait en légalisant une mise en concurrence déloyale et préjudiciable aux travailleurs.

L’OIT n’est-elle pas prise de vitesse par les mutations du travail qui accompagnent l’essor des plateformes numériques du type Uber ?

Bernard Thibault Cela fait partie des points sur lesquels l’OIT conduit une réflexion. Pour des raisons multiples, de nombreuses forces cherchent à extraire les travailleurs du champ d’application du droit du travail. L’une de ces raisons est idéologique. Elle consiste à nous faire renoncer à la conception même de droit du travail en nous présentant l’autoentrepreneuriat comme la forme moderne de la relation de travail. Cette approche vise à déresponsabiliser l’entreprise en matière de protection sociale, de régulation de la durée de travail ou de revenus. Simultanément, l’exploitation des nouvelles technologies permet des organisations du travail qui transcendent les frontières et rendent de ce fait le contrôle du respect de la législation beaucoup plus difficile. Il y a là une zone grise en train de s’étendre. Les choses bougent dans la mesure où des décisions de justice requalifient le travail pour les plateformes en travail salarié. Mais cela appelle une délibération de l’OIT, de manière à harmoniser les règles sociales sur ce terrain aussi.

Certains imaginent que le rôle futur de l’OIT devrait être davantage tourné vers la production de « soft law », c’est-à-dire de textes non contraignants. Qu’en pensez-vous ?

Bernard Thibault Si on sort de la mission normative de l’OIT, il n’y a plus besoin de l’OIT. Qui dit droit, dit application contrôlable et, j’ajouterais, sanctionnable en cas d’infraction. Le droit du commerce, le droit financier et tout le droit international en général débouchent sur des sanctions, dès lors qu’ils reposent sur une délibération dont la légitimité est reconnue. C’est la crédibilité même de l’institution qui est en cause. L’incitation, c’est le ressort actuel de l’OIT, mais elle atteint certaines limites. Elle produit des avancées et constitue un rempart pour empêcher le pire, mais c’est encore très insuffisant. Il existe au sein de l’OIT le même type de débat et de confrontation avec les employeurs que sur le Code du travail en France. On voudrait nous imposer de prendre en compte l’intérêt de l’entreprise dans la définition du droit social. Je suis désolé, mais la mission historique de l’OIT est de promouvoir la justice sociale, ce n’est pas de défendre l’entreprise en tant que telle. Il existe d’autres structures et d’autres institutions pour défendre les intérêts de cette dernière.

Entretien réalisé par Sébastien Crépel
 

Lu sur https://www.humanite.fr/il-faut-pouvoir-sanctionner-les-etats-en-infraction-673463 

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