L’UNEF devancé par la FAGE : un cataclysme discret à l’université
La victoire de la FAGE aux élections des CROUS devrait avoir une résonance au-delà du milieu universitaire : elle marque le désaveu d’une manière de faire de la politique en même temps que le crédit accordé à ceux qui agissent concrètement. Et lance un défi.
Un mini séisme vient de secouer le monde universitaire. Le 29 novembre 2016, l’UNEF, premier syndicat étudiant depuis des décennies, était devancé aux élections des CROUS (Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires) par la FAGE, une fédération d’associations étudiantes qui, depuis sa création, bouscule les codes de la représentation étudiante. Au-delà du caractère historique de cette victoire pour le petit monde des instances universitaires, celle-ci en dit long sur les dynamiques à l’œuvre dans notre pays et sur l’avenir de la politique française.
La FAGE (Fédération des associations générales étudiantes, en version longue) n’est pas un syndicat comme un autre. Constituée à la fin des années 80 comme une réponse au manque de représentation nationale des associations étudiante, elle est une galaxie hétéroclite à la base de laquelle on trouve une multitude de petites structures dédiées à l’animation de la vie étudiante et au soutien aux étudiantes et étudiants. Tout en professant son indépendance vis-à-vis des partis et des autres syndicats, elle s’est affirmée comme un interlocuteur incontournable dans les instances locales et nationales.
On connaît mieux les associations de la FAGE par les soirées arrosées qu’elles organisent que par leur caractère politique ou revendicatif. Mais c’est un autre aspect de leur action, plus discret, qui leur a sans doute valu la faveur du scrutin. Dans les universités, les grandes écoles, ce sont ces associations qui organisent le tutorat, qui mettent à disposition des copies de cours, qui accompagnent les étudiants dans leurs démarches administratives, qui prennent en charge l’accueil des nouveaux. Ce rôle, les syndicats traditionnels l’ont abandonné, ou quand ils entendent encore l’assumer (dans la défense des droits des étudiants étrangers par exemple), ils en ont fait le prétexte d’une lutte idéologique plutôt que l’objet d’une action pratique et concrète. En ce sens, la victoire récente de la FAGE est la récompense du pragmatisme et de l’action de terrain.
Mais la FAGE, c’est aussi le refus de prendre parti sur les grandes questions sociales. Prudemment, au printemps 2016, elle s’éloigne de la contestation contre la loi travail. En 2006, elle était à la fois opposée au CPE et au blocage des établissements... Son président de l’époque considérait alors que « 90% des problèmes qui concernent les étudiants ne sont pas placés sur l’échiquier droite-gauche » [1]... Elle définit ses valeurs comme « humanistes » et « européennes », ce qui n’est pas s’engager beaucoup, et brandit son « pragmatisme » comme un étendard.
On connaissait les étudiants bouillonnants, subversifs – certains diront idéalistes, aux avant-postes des grands combats sociaux, assoiffés de démocratie, animant des assemblées générales interminables... Or ces étudiants, cette relève traditionnelle du corps politique, choisit aujourd’hui pour représentants les membres d’une corporation qui a fait de l’apolitisme son cheval de bataille.
À rebours, on pourrait lire le résultat des élections étudiantes comme un camouflet infligé à l’UNEF, comme le rejet d’un syndicat trop proche du Parti socialiste, trop prompt à recaser ses cadres dans les mairies et les ministères, trop maladroit dans ses tentatives de noyauter les mouvements étudiants de ces dernières années. En ce sens, les scores de l’UNEF seraient le reflet des tristes cortèges de cette ex-première organisation étudiante incapable de rassembler plus d’une poignée de militants dans les manifestations contre la loi travail.
Mais une telle analyse ne suffit pas à expliquer pourquoi des syndicats, plus militants ou plus intègres n’ont pas profité du rejet de l’UNEF, ni pourquoi les étudiants (du moins ceux, peu nombreux, qui votent aux élections des CROUS) se sont tournés vers la FAGE. Peut-être l’explication est-elle à chercher dans la nature même d’un syndicalisme étudiant devenu le lieu d’un carriérisme d’antichambre qui mène tout droit à la politique. À travers l’UNEF et les autres syndicats "classiques", c’est en réalité tout un modèle politique qui est rejeté.
Ce signal, venu du monde étudiant, est un écho très clair à la défiance généralisée qui s’installe dans notre pays vis-à-vis des partis politiques. Les électeurs de tous âges en ont assez de voter pour des théoriciens hors-sol, des donneurs de leçon à la carrière jalonnée de mandats. Ils cherchent à se tourner vers ceux qui font, ceux qui sont capables de démontrer qu’ils peuvent changer leur quotidien par des actes plutôt que par des paroles.
En cela, la FAGE est un OVNI. En France, il existe une barrière invisible entre d’un côté les partis politiques et les syndicats, et de l’autre les associations. Ces dernières jouissent d’une grande estime, 13 millions de français y sont engagés comme bénévoles, elles agissent dans le domaine du sport, de la culture, de l’aide aux personnes ou encore de la protection de l’environnement, et se tiennent éloignées comme de la peste de tout ce qui touche au politique. Partis et syndicats, eux, se sont répartis la démocratie : aux uns la vie publique, aux autres le monde du travail.
D’un côté de la barrière, Les associations agissent sur le terrain, et se gardent bien de tenter l’aventure de la responsabilité publique, ou de mettre un doigt dans l’épineuse question de la lutte des classes. De l’autre, les partis se gobergent de titres et de mandats, donnent des leçons à tout va, expliquent comment devrait marcher le monde, et laissent ce monde à la merci des marchands en comptant sur les associations pour essuyer le trop plein d’inégalités. Combien de temps un tel système peut-il encore tenir ?
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, le dynamisme économique et l’interventionnisme de l’État, doublé d’un solide modèle social hérité du programme du CNR, permettait la cohabitation de ces deux mondes. Parfois, le monde associatif piquait de son impatience le monde politique et, bon an, mal an, la bête réagissait. Mais force est de constater qu’aujourd’hui le monde politique se moque du monde associatif comme d’une guigne.
Des années de sape dans le modèle social et les services publics nous laissent avec un État qui n’a ni l’envie ni les moyens de répondre aux alertes lancées par la société civile. Pourtant, à de rares exceptions près, nul ne franchit la ligne qui sépare les associations qui agissent de la sphère des responsabilités publiques. Cette transgression, la FAGE l’a osée.
Les partis politiques comme les associations seraient bien inspirés de garder un œil sur ce qui se passe dans les universités. La macronmania ambiante, aussi bien que le bref enthousiasme suscité il y a quelques mois par une potentielle candidature Hulot, nous disent assez combien les critères du choix électoral sont en train de se modifier. Demain, ceux qui sauront mettre en actes leurs théories avant de briguer les suffrages pourraient bien rafler la mise.
Souhaitons-nous qu’alors soient portées aux responsabilités des organisations au programme terne et sans ambition, réfugiées comme la FAGE derrière un apolitisme de bon ton qui évite les questions qui fâchent ? Ou pouvons-nous espérer qu’émergent d’ici là des organisations aux valeurs solidement ancrées, décidées à affronter les causes profondes du dérèglement du monde : l’injustice, l’oppression, l’accaparement des ressources, toute les plaies contre lesquelles la gauche historique s’est levée, du temps où elle créait les mutuelles, les coopératives d’achat, l’éducation populaire, les auberges de jeunesse... du temps où elle savait montrer aux citoyennes et aux citoyens qu’elle pouvait changer leur quotidien.
Notes
[1] Catherine Rollot, "Le numéro d’équilibriste de la FAGE, promue première organisation d’étudiants", Le Monde du 30 mars 2006.